CHAPITRE XII
Quand l’aube se leva, le jour du mariage, il faisait très clair et très froid. Un ou deux flocons de neige glacée que leur finesse rendait presque invisibles piquèrent la joue d’Isouda qui traversait la cour pour se rendre à prime, mais le ciel était si pur et dégagé qu’il semblait bien qu’il ne neigerait pas. Isouda pria intensément mais sans humilité, comme si, au lieu de demander l’aide du ciel, elle l’exigeait. En sortant de l’église, elle se dirigea vers les écuries et donna l’ordre à son palefrenier d’amener un cheval à Meriet afin que celui-ci, accompagné de frère Mark, puisse arriver à l’heure pour voir son frère se marier. Ensuite, elle alla habiller Roswitha, lui tressa les cheveux et, à l’aide de peignes d’argent, lui fit une coiffure haute sur laquelle elle plaça une résille. Puis, elle lui attacha au cou le collier d’ambre et examina l’ensemble en détail, vérifiant que chaque pli était à sa place. L’oncle Léoric – préférait-il éviter la chambre des dames dans la clôture ? Se rongeait-il les sangs à cause de la destinée si différente de ses deux fils ? – ne se montrerait pas avant qu’il fût l’heure de prendre place dans l’église, mais Wulfric Linde vint jeter un oeil, pour admirer, ravi, la beauté de sa fille. Il semblait que cette atmosphère si féminine ne le dérangeait nullement. Isouda le traitait avec une gentillesse tolérante ; il était gentil, pas très malin, savait fort bien exploiter ses terres et son château, se montrait raisonnable envers ses fermiers et ses vilains, sans voir plus loin que le bout de son nez. Il était toujours le dernier à deviner ce que pensaient ses enfants ou ses voisins.
Au même moment, en un lieu différent, Janyn et Nigel accomplissaient certainement ces mêmes rites archaïques, préparant l’époux à ce qui tenait à la fois du triomphe et du sacrifice.
Wulfric examina la façon dont le bliaut de Roswitha tombait, et il lui tourna autour, afin de la contempler sous tous les, angles. Les laissant bavarder, Isouda se rapprocha du coffre, et s’arrangea pour retirer discrètement du fond du coffret à bijoux la broche ancienne qui avait appartenu à Peter Clemence, la fixant par l’aiguille à son ample garde-manche.
Edred, le petit palefrenier, arriva à Saint-Gilles avec deux chevaux, bien à l’heure pour permettre à Mark et Meriet de trouver dans l’église un endroit discret, à l’abri des regards, avant que la noce ne l’envahisse. En dépit de son désir naturel d’assister au mariage de son frère, c’est à contrecoeur que Meriet avait accepté de paraître en public. N’était-il pas accusé de meurtre et n’avait-il pas apporté le déshonneur sur la maison de son père ? C’est ce qu’il avait dit quand Isouda lui avait promis de l’amener à l’église et assuré que Hugh Beringar se laisserait aisément fléchir et qu’il accepterait sa parole de ne pas profiter de l’occasion offerte. Ce scrupule faisait l’affaire d’Isouda, et c’était encore plus vrai aujourd’hui. Il voulait que personne ne le remarque, ce qui tombait on ne peut mieux. Personne ne le remarquerait ni ne le reconnaîtrait. Edred l’amènerait tôt, il pourrait s’installer tranquillement dans un coin sombre du choeur avant l’arrivée des invités ; de là, il serait à même de tout observer sans se montrer. Quand le jeune couple s’en irait, précédant tous les invités, il n’aurait qu’à suivre discrètement le cortège et à retourner à sa prison avec son aimable geôlier, qui lui était nécessaire comme ami, pourrait le soutenir en cas de besoin et servir de témoin, même si Meriet ignorait qu’un témoin bien informé pourrait se révéler fort utile.
— La dame de Foriet m’a donné l’ordre d’attacher les chevaux en dehors de l’enclos, comme ça vous pourrez rentrer sans difficulté, dit Edred avec entrain. Je les laisserai dans les environs du portail, il y a des anneaux tout prêts, et si vous le voulez vous pourrez attendre à loisir que tout le monde soit parti. Ça ne vous gêne pas, mes frères, si je prends une heure ou deux pendant la cérémonie ? J’ai une de mes soeurs qui habite sur la Première Enceinte, dans une petite maison, avec son mari.
Il y avait une jeune fille qu’il trouvait à son goût, dans une cabane, juste à côté, mais il ne jugea pas opportun de mentionner ce détail.
Meriet sortit de la grange, vibrant comme un luth bien tendu, dissimulant son visage sous son capuchon de moine. Il ne se servait plus de son bâton, sauf à la fin de la journée, quand il était trop fatigué, cependant, il boitait encore un peu de son pied blessé. Mark resta tout près de lui, surveillant le profil maigre, que la capuche sombre rendait encore plus aigu, et le visage sérieux avec son vaste front et son nez droit.
— Crois-tu que je fasse bien d’aller le déranger ? demanda Meriet, dont la voix trahissait la souffrance. Il ne s’est pas enquis de moi, ajouta-t-il blessé, et il détourna le visage, presque honteux de se plaindre ainsi.
— Mais ça ne fait aucun doute, dit Mark fermement. Tu l’as promis à ton amie qui s’est mise en quatre pour te faciliter cette visite. Laisse le palefrenier t’aider, tu n’as pas encore complètement récupéré l’usage de ton pied, tu ne peux pas sauter en selle.
Meriet céda, s’abandonnant aux bons services d’Edred.
— Et c’est le propre cheval de la demoiselle que vous montez, constata le jeune homme regardant fièrement le beau hongre élancé. C’est une sacrée cavalière, croyez-moi, et ce cheval, elle le porte aux nues. Ceux qu’elle a laissés s’asseoir sur son dos se comptent sur les doigts de la main, moi je vous le dis.
Meriet se demanda, mais un peu tard, s’il n’imposait pas à frère Mark une épreuve désagréable en le forçant à se servir de cet animal étrange, qu’il redoutait peut-être. Il n’en savait guère sur ce petit moine infatigable, il le connaissait depuis peu, ignorait tout de ce qu’il avait été avant et depuis combien de temps il était intronisé. Il y avait dans la clôture des religieux qui étaient là depuis leur prime jeunesse. Mais Mark mit le pied à l’étrier sans se faire prier et sauta légèrement en selle. S’il manquait de style il se rachetait par l’aisance.
— J’ai été élevé à la campagne, tu sais, dit-il surprenant l’oeil étonné de Meriet. J’ai dû m’occuper de chevaux dès mon enfance, pas de pur-sang comme chez vous, des chevaux de labour. Je ne suis pas léger à cheval, mais je ne tombe pas facilement et je conduis l’animal où je veux. J’ai commencé très tôt dit-il, se rappelant des longues heures où, à moitié endormi, il brinquebalait dans les champs, serrant dans sa petite main un sac de pierres pour chasser les corbeaux pendant les labours.
Et l’on vit donc sur la Première Enceinte deux bénédictins sur un même cheval, escortés par un jeune palefrenier qui trottait à leurs côtés. Par ce matin d’hiver il y avait déjà pas mal de gens dehors, fermiers allant nourrir leurs bêtes, ménagères faisant leurs courses, colporteurs attardés s’occupant de leur chargement, enfants qui jouaient et couraient... Chacun voulait profiter sans tarder de cette belle matinée, car les jours étaient courts, et il risquait de faire moins beau demain. En tant que moines de l’abbaye, ils échangèrent salutations et politesses tout au long du chemin.
Ils mirent pied à terre près de la loge du portier, laissant Edred s’occuper des chevaux comme il l’avait dit. A cet endroit, où il avait souhaité entrer, quelles qu’aient été ses raisons et celles que lui avaient opposées son père, Meriet n’aurait pas pu se décider à pénétrer si Mark ne l’avait saisi par le bras pour le tirer à l’intérieur. Traversant la grande cour où chacun déjà s’affairait, ils se dirigèrent vers la fraîcheur et l’obscurité salutaire de l’église. Même si on les remarquait nul ne s’étonnerait de voir deux moines encapuchonnés pressés de chercher abri en ce matin glacial.
Edred, en sifflotant, attacha les chevaux à la place convenue et partit rendre visite à sa soeur ainsi qu’à la jeune voisine.
Hugh Beringar n’avait pas été invité au mariage ; il n’en arriva pas moins à l’abbaye aussi tôt que Meriet et Mark, et accompagné, qui plus est. Deux de ses hommes se promenaient discrètement parmi la foule qui se pressait dans la grande cour, avec bon nombre de curieux venus de la Première Enceinte en plus des serviteurs laïcs, des enfants, des novices et des oiseaux de passage de toute nature, qui logeaient dans la salle commune. Il avait beau faire froid, ils comptaient bien voir tout ce qu’il y avait à voir. Évitant de se montrer, Hugh s’était installé dans la loge du portier d’où il pouvait tout observer discrètement. Il avait à portée de la main tous ceux qui avaient été présents juste avant la mort de Peter Clemence. Si, en définitive, cette journée ne donnait aucun résultat, Nigel et Léoric auraient à rendre des comptes et on leur ferait dire tout ce qu’ils savaient.
Pour remercier un donateur qui s’était montré généreux envers l’abbaye, Radulphe avait décidé de célébrer lui-même la cérémonie du mariage et il avait prié le chanoine de Winchester d’être présent, lui aussi. En outre, l’office aurait lieu à l’autel principal, et non à celui de la paroisse, puisque ce serait l’abbé qui officierait, et les moines du choeur seraient tous à leur place. Cette disposition empêcha Hugh de se concerter à l’avance avec Cadfael. C’était regrettable, mais ils se connaissaient assez maintenant pour agir de concert sans s’être arrangés auparavant.
Les gens avaient déjà commencé à se rassembler tranquillement ; par groupes de deux ou trois, vêtus de leurs plus beaux atours, les invités passaient de l’hôtellerie à l’église. Il ne s’agissait pas d’une réunion de cour, mais ces campagnards étaient tout aussi fiers et leurs origines étaient aussi anciennes, sinon plus, que celles des barons. Entourée d’une ribambelle de témoins, normands aussi bien que saxons, Roswitha Linde s’apprêtait à partir. Shrewsbury avait été attribué au grand comte Roger très peu de temps après le couronnement du duc Guillaume de Normandie, mais de nombreux manoirs de la région étaient restés entre les mains de leurs anciens châtelains, et de nombreux hobereaux normands tard venus avaient été assez malins pour épouser une Saxonne et assurer leur avenir grâce à un sang plus ancien que le leur, et une loyauté à laquelle ils n’avaient pas droit.
Intéressée, la foule s’agitait et murmurait, se tordant le cou pour apercevoir les invités qui arrivaient. Ils virent passer Léoric Aspley et puis son fils Nigel, à la saisissante beauté, que ses vêtements soulignaient encore davantage, puis Janyn Linde qui le suivait, l’air détaché ; son sourire amusé et indulgent ne seyait pas mal à un jeune homme qui venait assister un ami prêt à perdre sa liberté. Cela signifiait que tous les membres de la suite étaient maintenant à leurs places. Les deux jeunes gens s’arrêtèrent à la porte de l’église où ils prirent position.
Roswitha sortit de l’hôtellerie dans son beau manteau bleu car elle portait une robe légère pour un matin d’hiver. Force était d’admettre qu’elle était vraiment belle, se dit Hugh, la regardant descendre les marches de pierre, cependant que Wulfric lui offrait complaisamment son bras dodu. Cadfael lui avait confié qu’elle ne pouvait s’empêcher de conquérir tous les coeurs, même celui des vieux moines dont le charme était limité. Cependant qu’elle s’avançait vers l’église d’un pas tranquille, elle avait autant de spectateurs qu’elle en avait rêvé et ils la contemplaient tous, bouche bée. Cette attitude, chez elle, semblait aussi innocente et naïve qu’un goût immodéré pour les sucreries. Il aurait été absurde d’être jaloux d’elle.
Isouda Foriet, silencieuse, éclipsée par une telle beauté, marchait derrière la mariée, portant son livre d’heures doré, et prête à s’occuper d’elle à la porte de l’église où Wulfric retira de son bras la main de sa fille pour la glisser dans celle que Nigel lui tendait avec ardeur. Les deux jeunes gens passèrent ensemble sous le porche de l’église, là où Isouda enleva le lourd manteau des épaules de Roswitha et le plia sur son bras, puis elle suivit le couple jusque dans la pénombre de la nef.
Ce n’est pas à l’autel de la Sainte-Croix mais à l’autel principal des saints Pierre et Paul que Nigel Aspley et Roswitha Linde devinrent mari et femme.
Nigel sortit triomphalement de l’église par la grande porte ouest qui se situait juste à l’extérieur de la clôture, tout près de la loge du portier. Il tenait Roswitha cérémonieusement par la main et le fait de l’avoir pour femme le rendait tellement fier, aveugle à tout, qu’il ne se rendit probablement pas compte de la présence d’Isouda sous le porche, à plus forte raison du manteau qu’elle tenait entre ses mains et dont elle couvrit les épaules de Roswitha quand le mari et la femme émergèrent dans la lumière brillante et glaciale de midi. Les deux pères, gonflés de fierté et les invités tout heureux marchaient à leur suite et si Léoric avait le visage anormalement gris et tendu pour une pareille occasion, personne ne sembla le remarquer, il n’avait jamais été très gai de nature.
Roswitha ne remarqua pas non plus le léger supplément de poids à son épaule gauche provenant d’une parure destinée à un vêtement d’homme. Elle n’avait d’yeux que pour la foule admirative qui retenait béatement son souffle sur son passage. A l’extérieur de la clôture les gens se pressaient plus nombreux. Car tous ceux qui avaient à faire sur la Première Enceinte ou qui y avaient leur maison étaient venus pour voir. « Pas ici, se dit Isouda, les surveillant attentivement, ce n’est pas ici que j’ai une chance de provoquer le coup de théâtre. Tous ceux qui pourraient reconnaître cette broche marchent derrière elle, et Nigel n’y prête pas plus attention qu’elle. C’est seulement quand ils reviendront vers le portail, après s’être montrés depuis la porte de la paroisse, qu’il y aura quelqu’un disposé à m’écouter. Et si le chanoine Eluard me laisse tomber, alors, quelqu’un m’entendra, moi, ce sera ma parole contre celle de Roswitha ou de n’importe qui. »
La jeune mariée prenait tout son temps, elle descendit les marches, passa sur les pavés de l’allée qui menait à la grande cour d’un pas lent et majestueux pour permettre à tous les hommes présents de la contempler à loisir. Ce fut une véritable chance car pendant ce temps le chanoine et l’abbé étaient sortis de l’église par le transept et le cloître. Ils s’arrêtèrent, bienveillants, au sommet de l’escalier menant à l’hôtellerie ; les moines du choeur les avait suivis et s’étaient dispersés pour se mélanger à la foule des spectateurs, intéressés, mais sans excès.
Veillant à ne pas se faire remarquer, Cadfael alla prendre position près de l’endroit où se tenaient Radulphe et son invité de manière à suivre, comme eux, la marche du jeune couple. Sur le lourd tissu bleu du manteau de Roswitha, la grande broche, exagérément masculine, se détachait très nettement. Le chanoine, qui échangeait avec l’abbé des propos anodins, s’arrêta net et perdit son sourire bénin, vite remplacé par un regard attentif et préoccupé, comme si à cette distance insignifiante il se refusait à croire à ce qu’il avait sous les yeux.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura-t-il, se parlant à lui-même. Mais enfin, ça n’est pas possible !
Le mari et la femme s’approchèrent et s’inclinèrent cérémonieusement devant les deux dignitaires de l’Église. Ils étaient suivis d’Isouda, de Léoric et Wulfric et de toute la foule des invités. Depuis la voûte du portail, Cadfael aperçut Janyn, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus très clairs ; il était allé s’entretenir avec l’une de ses connaissances, habitant la Première Enceinte, puis il s’approcha de son pas léger, dansant, un sourire aux lèvres.
Nigel se préparait à aider son épouse à poser le pied sur la première marche de l’escalier quand le chanoine vint se mettre entre eux et les arrêta d’un geste de la main. C’est seulement à ce moment que Roswitha, suivant son regard, baissa les yeux vers le col de son manteau, qui pendait librement sur ses épaules, et distingua l’éclat des émaux, les lignes fines et l’or des animaux fabuleux qui se mêlaient à des feuilles sinueuses.
— M’autorisez-vous à jeter un coup d’oeil à ce bijou, mon enfant ? demanda Eluard.
Il toucha les fils d’or et la tête d’argent de l’aiguille. Elle le regarda, observant un silence prudent, surprise, mal à l’aise, mais elle n’avait pas peur et n’était pas sur la défensive.
— Vous avez là un objet aussi beau que rare, poursuivit le chanoine, la regardant sans savoir que penser. D’où le tenez-vous ?
Hugh s’était approché et, protégé par la foule, ne perdait rien de la scène. Depuis le coin du cloître, deux moines en habit observaient tout à distance. Coincé là parmi les spectateurs, près de la porte ouest, perdu dans la noce qui s’était arrêtée sans qu’on sût pourquoi, au beau milieu de la grande cour, ne voulant pas qu’on le vît, Meriet, raide et immobile, demeurait dans l’ombre attendant de retourner dans le refuge de sa prison.
— C’est un cadeau d’un parent, dit Roswitha avec un pâle sourire et elle se passa la langue sur les lèvres.
— Bizarre ! s’exclama Eluard, se tournant vers Radulphe le visage grave. Monsieur l’abbé, je connais bien cette broche, trop bien pour ne pas l’identifier. Elle appartenait à l’évêque de Winchester, et il en avait fait don à Peter Clemence, le clerc préféré de sa maison, celui dont la dépouille repose à présent dans votre chapelle.
Cadfael avait déjà surpris un détail fort intéressant. Il n’avait cessé d’observer Nigel depuis que le jeune homme avait remarqué pour la première fois la parure dont il était question et, jusqu’à présent, il était évident que le bijou lui était inconnu. Son regard oscillait sans arrêt entre le chanoine et Roswitha et un pli profond creusait son grand front ; le petit sourire interrogateur qu’il arborait montrait qu’il attendait qu’on consentît à éclairer sa lanterne. Mais à présent qu’il connaissait le nom de son propriétaire, il comprenait soudain ce que tout cela signifiait, et la menace que cela représentait. Il pâlit et se raidit, effrayé, ses lèvres avaient beau remuer, il n’arrivait pas à trouver ses mots ou peut-être jugea-t-il plus sage de ne pas les prononcer.
L’abbé s’était rapproché d’un côté et Hugh Beringar de l’autre.
— Je vous demande pardon ? Vous dites que ce bijou a appartenu à Peter Clemence ? Vous en êtes sûr ?
— Aussi sûr que je l’étais à propos de ceux que vous m’avez déjà montrés, la croix, l’anneau et le poignard, qu’on a jetés au feu avec lui. Il attachait à celui-ci une valeur particulière car c’était un cadeau de l’évêque. Le portait-il lors de son dernier voyage ? Je ne saurais l’affirmer, mais il l’avait ordinairement sur lui, car il y tenait beaucoup.
— Si je puis me permettre, monseigneur... dit Isouda d’une voix claire, dans le dos de Roswitha. Moi, je sais qu’il l’avait lors de son arrivée à Aspley. La broche était fixée à son manteau quand je le lui ai pris à la porte pour le déposer dans la chambre qu’on lui avait préparée, et elle était à la même place quand je le lui ai apporté le lendemain matin à l’heure de son départ. Il faisait beau et chaud ce jour-là, pour voyager. Il l’avait posé en travers de sa selle, sur le pommeau.
— Où il était donc bien visible, constata sèchement Hugh.
On n’avait pas dépouillé le mort de sa croix et de son anneau qui l’avaient accompagné au bûcher. De deux choses l’une : pressé de fuir le meurtrier avait manqué de temps, ou bien superstitieux et impressionné, il n’avait pas osé dépouiller le prêtre des ornements de sa charge, mais les scrupules ne l’avaient pas étouffé quand il lui avait dérobé le seul objet de valeur qui était à portée de main.
— Vous observerez, messieurs, que ce joyau semble absolument intact, dit Hugh. Si vous voulez bien nous le remettre pour que nous l’examinions...
Parfait, pensa Cadfael rassuré, j’aurais dû savoir que Hugh n’aurait pas besoin que je lui indique la marche à suivre. Inutile de m’en mêler.
Roswitha n’esquissa pas un geste, ni pour lui donner la lourde broche ni pour l’empêcher de la détacher de son col. Son visage très pâle exprimait de la crainte, mais elle ne souffla mot. Apparemment, elle n’était pas totalement innocente. Elle ignorait peut-être d’où venait ce cadeau et comment elle en avait hérité, mais elle avait certainement compris qu’il valait mieux ne pas trop le montrer – pour le moment du moins ! Ou peut-être pas ici ? Après le mariage, elle devait partir avec son mari pour leur château, dans le Nord, où, là, elle aurait pu le porter sans risque.
— Ce bijou n’a pas été au feu, affirma Hugh, le tendant au chanoine pour confirmation. Tout ce que Peter Clemence possédait a brûlé, sauf ceci. C’est le seul objet qu’on lui a dérobé avant l’arrivée de ceux qui ont construit son bûcher. Et il n’y a qu’une seule personne qui ait eu l’occasion de le faire, le dernier à l’avoir vu vivant, le premier à l’avoir vu mort, en d’autres termes, son meurtrier.
Il se tourna vers Roswitha ; elle avait tellement pâli qu’elle paraissait translucide ; immobile, comme saisie par le gel, elle le fixait de ses grands yeux horrifiés.
— Qui vous l’a donnée, cette broche ?
Elle jeta un rapide coup d’oeil autour d’elle, puis reprenant courage, elle inspira profondément.
— Meriet ! s’écria-t-elle pour être entendue de tous.
Cadfael se rendit brusquement compte qu’il possédait des renseignements qu’il n’avait pas confiés à Hugh et s’il attendait que quelqu’un d’autre s’inscrive en faux contre cette impudente déclaration, il n’obtiendrait rien. Tout ce qu’il avait réussi à acquérir serait perdu. Pour la majorité de ceux qui se trouvaient là il n’y avait rien d’invraisemblable à l’énormité que Roswitha venait de proférer, et vu la façon dont Meriet était entré au couvent, ça n’était même pas surprenant. En outre, dans ces murs, chacun connaissait la réputation de l’apprenti du diable. Roswitha prit le bref silence qui suivit sa dénonciation pour un encouragement et elle continua avec la même audace.
— Il n’arrêtait pas de me suivre comme un petit chien. Je ne voulais pas de ses cadeaux, j’ai pris celui-là pour lui faire plaisir. Comment aurais-je pu savoir d’où il provenait ?
— Quand ? demanda Cadfael d’une voix forte et autoritaire. Quand vous a-t-il offert ce bijou ?
— Quand ?
Elle se tourna, ne sachant pas exactement d’où provenait la question, mais elle se hâta d’y répondre, désireuse de balayer les doutes.
— Le lendemain du départ de maître Clemence – le lendemain de son assassinat – dans l’après-midi. Il est venu me voir dans l’enclos aux chevaux du manoir, à Linde. Il m’a supplié d’accepter... Je n’ai pas voulu le blesser...
Du coin de l’oeil, Cadfael vit Meriet quitter l’endroit discret où il se tenait et se rapprocher de quelques pas, suivi de Mark qui paraissait inquiet mais n’essayait pas de le retenir. Ce fut pourtant la haute silhouette de Léoric Aspley qui mobilisa l’attention de chacun. Il arriva à grands pas et vint se placer à côté de son fils et de sa jeune épouse.
— Attention à ce que vous dites, ma fille ! s’écria-t-il. Vous devriez avoir honte ! Je suis bien placé pour savoir que vous avez menti.
Il se tourna véhément, fixant tour à tour de son regard blessé, l’abbé, le chanoine et le shérif-adjoint.
— Messieurs, ce qu’elle dit est faux ! Je veux bien reconnaître ma part de responsabilité dans cette affaire, et j’accepterai volontiers le châtiment que l’on m’impose. Voilà ce que j’ai à dire, j’ai ramené avec moi mon fils Meriet le jour où j’ai découvert le cadavre de mon invité et parent. J’avais de bonnes raisons de penser, du moins le croyais-je, que mon fils était coupable de ce crime. Je l’ai enfermé dans sa chambre dès notre retour, car j’avais besoin de réfléchir et il s’est soumis à toutes mes décisions. Depuis la fin de l’après-midi du jour où Peter Clemence a été assassiné, tout le jour suivant et le matin du troisième Meriet est resté prisonnier au château. Il n’a jamais rendu visite à cette fille. Il n’a pas pu lui offrir cette broche car il ne l’a jamais eue entre les mains. Et j’ai la preuve maintenant qu’il n’a jamais levé le petit doigt sur mon invité ! Dieu me pardonne de l’avoir cru coupable !
— Je ne mens pas ! cria Roswitha d’une voix aiguë, essayant de retourner de nouveau la situation en sa faveur. Je me suis trompée de jour, c’est tout ! C’est le troisième jour qu’il a dû venir...
Meriet s’était rapproché très lentement. Protégé par son capuchon, il fixait intensément, stupéfait autant qu’angoissé, son père, le frère qu’il chérissait, et son premier amour qui se donnait tant de mal pour l’accabler. Le regard suppliant de Roswitha croisa le sien, elle resta muette comme un oiseau soudain abattu en plein vol et elle s’effondra dans les bras protecteurs de Nigel avec un gémissement désespéré.
Meriet demeura immobile un long moment, puis, tournant les talons, il s’éloigna aussi vite que le lui permettait sa jambe blessée. Sa démarche irrégulière donnait l’impression qu’à chaque pas il secouait la poussière de ses pieds.
— D’où tenez-vous cette broche ? répéta Hugh, avec une patience impitoyable.
Toute la foule s’était rapprochée, passionnément attentive. Chacun avait compris ce que ces propos impliquaient. Nigel finit par se trouver pris sous le feu de cent regards accusateurs. Il le savait, et son épouse aussi.
— Non, non ! s’écria-t-elle, se tournant pour étreindre farouchement son mari. Elle ne vient pas de mon seigneur et maître – pas de Nigel ! C’est mon frère qui me l’a donnée !
A cet instant, tous ceux qui se trouvaient là tournèrent vivement la tête à la recherche du garçon aux cheveux blonds, aux yeux bleus et au sourire aimable ; les hommes de Hugh fendirent la foule et se précipitèrent vers le portail ; en vain. Car Janyn Linde avait disparu silencieusement, calmement, probablement sans s’affoler dès le moment où Eluard de Winchester avait remarqué les émaux sur l’épaule de Roswitha. On ne retrouva pas non plus la monture d’Isouda, le meilleur des deux chevaux attachés près du portail et envoyés à l’intention de Meriet. Le portier n’avait prêté aucune attention à un jeune homme qui était tranquillement monté en selle et s’était éloigné sans hâte. C’est un gamin de la Première Enceinte, un petit malin au regard vif, qui informa les gens d’armes qu’un jeune monsieur était sorti par le portail, il y avait peut-être un quart d’heure, avait détaché le cheval et était parti par la Première Enceinte en tournant le dos à la ville. Assez lentement d’abord, dit le gosse qui n’avait pas les yeux dans sa poche, mais il était passé au grand galop devant le champ de la foire aux chevaux et n’avait pas tardé à disparaître.
Le désordre régnait dans la grande cour mais Hugh n’avait pas le temps de s’en occuper ; il se précipita aux écuries avec ses hommes, pour préparer les chevaux, demanda du renfort afin de poursuivre le fugitif, si le terme s’appliquait à quelqu’un d’aussi efficace que le charmant Janyn.
— Mais enfin, mon Dieu ! pourquoi ? gémit Hugh, en resserrant sa sangle et se tournant vers frère Cadfael qui se livrait à la même occupation. Pourquoi l’a-t-il tué ? Qu’avait-il contre lui ? Il ne l’avait jamais vu, puisqu’il n’était pas à Aspley cette nuit-là. Comment diantre savait-il même à quoi ressemblait celui qu’il attendait ?
— On le lui avait sûrement décrit – il savait à quelle heure il partirait et la route qu’il prendrait. C’est clair.
Ça oui, mais le reste ne l’était nullement, ni pour Hugh ni pour Cadfael.
Janyn avait filé, il s’était discrètement mis hors de portée du bras séculier au bon moment, prévoyant tout ce qui allait se passer. En prenant la fuite, il avait avoué son crime, mais le crime lui-même restait inexplicable.
— Si ce n’est pas l’homme, dit Cadfael tout agité, s’essoufflant pour rejoindre Hugh qui avait vivement amené son cheval sellé près du portail, si ce n’est pas l’homme qui l’intéressait, c’est forcément ce qu’il faisait. Je ne vois guère d’autre solution. Mais pourquoi aurait-on voulu l’empêcher d’accomplir cette mission de bons offices à Chester, à la demande de l’évêque ? A qui cela pouvait-il bien nuire ?
Dans la cour, la noce s’était dispersée, indécise ; les familles parentes avaient trouvé refuge dans l’hôtellerie, les amis intimes les avaient suivies, loin des regards indiscrets, là où il serait possible de panser les blessures et de se réconcilier sans témoin. Les autres se consultaient et quelques-uns étaient partis sur la pointe des pieds, estimant qu’ils seraient mieux chez eux. Les habitants de la Première Enceinte, tout heureux de cette distraction inattendue, se passaient des renseignements douteux, qui changeaient au fur et à mesure, et attendaient la suite des événements.
Hugh avait rassemblé ses hommes et il avait le pied à l’étrier quand on perçut le fracas furieux de chevaux remontant au galop la Première Enceinte, bruit qu’on entendait rarement à cet endroit, et dont le mur de la clôture renvoya follement l’écho qui se propagea jusque sur les pavés de la route. Un cavalier épuisé, suant sang et eau sur un cheval blanc d’écume, arrêta net sa monture dont les sabots crissèrent sur les pierres gelées et tomba pratiquement dans les bras de Hugh, quand il descendit de cheval, ses genoux se dérobant sous lui. Tous ceux qui étaient encore dans la cour, parmi lesquels l’abbé et Robert, son prieur, se rapprochèrent hâtivement du nouveau venu, s’attendant à une catastrophe.
— Le shérif Prestcote, haleta le messager titubant, ou son lieutenant, de la part de monseigneur l’évêque de Lincoln. Vite ! C’est très urgent !
— C’est moi qui remplace le shérif, dit Hugh. Parlez ! Qu’est-ce que Sa Seigneurie a de si pressé à nous dire ?
— Il faut battre le rappel de tous les chevaliers du comté pour le service du roi, déclara le messager, s’efforçant de se reprendre, car, dans le Nord-Est, on trahit honteusement le roi, et le danger est grand. Deux jours après que notre souverain eut quitté Lincoln, Ranulf de Chester et Guillaume de Roumare ont pénétré par ruse dans le château royal et s’en sont emparés par la force. Les citoyens de Lincoln supplient Sa Majesté de les délivrer d’une tyrannie abominable et monseigneur l’évêque s’est arrangé pour avertir le roi de ce qui se passe, bien qu’on le lui ait expressément défendu. Beaucoup d’entre nous sont partis pour transmettre les nouvelles qui atteindront Londres dans la soirée.
— Mais le roi Étienne était là-bas la semaine passée ! s’écria le chanoine, et ils lui avaient promis fidélité. Comment est-ce possible ? Ils lui ont assuré qu’ils établiraient une chaîne de puissantes forteresses dans tout le Nord.
— C’est ce qu’ils ont fait, répliqua le messager. Mais pas pour le service du roi, ni celui de l’impératrice Mathilde non plus, uniquement pour établir leur royaume bâtard dans le Nord. C’était prévu depuis longtemps. Dès septembre ils ont réuni tous leurs hommes, tous leurs gouverneurs de places fortes à Chester ; ils ont même établi les liens dans le Sud, jusqu’ici, et prévu des garnisons et des capitaines pour chaque château. Ils ont enrôlé des jeunes gens partout à cet effet...
C’était donc ça ! Tout était organisé depuis septembre à Chester, là où Peter Clemence devait se rendre, à la demande de son évêque Henri de Blois. Il arrivait bien mal, ce visiteur, alors que les compagnies armées étaient réunies et que le complot se préparait. Rien d’étonnant à ce que Clemence n’ait pas pu accomplir sain et sauf sa tâche d’ambassadeur de la paix. Et les traîtres avaient des appuis aussi loin dans le Sud !
— Ils étaient deux dans cette histoire, Hugh, déclara Cadfael, prenant son ami par le bras. Demain les deux tourtereaux seraient partis vers le nord sur les marches mêmes du Lincolnshire – c’est Aspley qui a un château là-bas, pas Linde. Emparez-vous de Nigel, pendant que vous le pouvez ! S’il n’est pas déjà trop tard !
Hugh se retourna et le dévisagea un bref instant, comprit aussitôt le sens de ces propos et, laissant tomber sa bride, ordonnant à ses hommes de le suivre, se précipita vers l’hôtellerie. Cadfael était sur ses talons quand ils tombèrent sur une noce démoralisée, dépourvue de gaieté, d’appétit ou d’enthousiasme. Près des tables intactes, les gens tenaient des conversations qui évoquaient plus une veillée funèbre qu’un mariage. La mariée, désolée, pleurait dans les bras d’une opulente matrone, trois ou quatre femmes caquetaient ou roucoulaient autour d’elle. Quant au marié, il avait disparu.
— Il a fichu le camp ! s’écria Cadfael. Il a profité de notre absence, c’était sa seule chance. Et il a abandonné sa femme ! L’évêque de Lincoln a réussi à faire passer son message au moins un jour trop tôt.
Ils se souvinrent des chevaux attachés près de la loge et coururent vérifier ; ils étaient partis tous les deux. Nigel avait sauté sur la première occasion de suivre son complice vers les terres, les postes et les commandements promis par Guillaume de Roumare. Deux jeunes gens au tempérament combatif, et que les scrupules n’étouffaient pas, pouvaient se faire là-bas un bien plus bel avenir que dans deux petits châteaux du Shropshire à l’orée de la Forêt Longue.